ANGE PORTEUX

Portrait d'Ange Porteux
grand pêcheur de bar

par

André Thomarel



Cet article est paru, dans
"Connaissance de la pêche"
en juin 1990


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GALERIE PHOTO
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Une belle après-midi
à
Saint-Pierre
avec
Ange Porteux

ou

La pêche du bar au lancer aux leurres

Finistère



Ange Porteux

Ange Porteux et André Thomarel en grande conversation.

 Ange Porteux

1


ANGE PORTEUX
(Article intégral)


1

Nous étions assis, ma femme, mon fils et moi, dans la salle à manger de cette maison située à Saint-Pierre :

Finistère - commune de Penmarch -
(arrondissement de Quimper)


s'élève

le phare d'Eckmühl qui balaye en permanence de son faisceau lumineux
la côte, à 11 km au S.O. de Pont-l'Abbé, à la Pointe de Penmarch
(Tête de cheval en breton), célèbre et ô combien dangereux cap des côtes du Finistère au Sud de la baie d'Audierne,

autour de cette table recouverte d'une toile cirée, dans cette pièce où rien n'évoquait particulièrement la passion de la pêche ou toute autre chose d'ailleurs.

Car, c'est lui qui m'avait invité ce matin à venir chez lui, comme c'est lui qui, le premier, m'avait adressé la parole dans les rochers, même si délibérément, alors que, perplexe, ma canne sur l'épaule dans l'île Conq qui borde le port de Saint-Guénolé, 29760 Penmarch, je m'étais dirigé vers cette silhouette qui là-bas, pêchait sans trêve au lancer.

Cette silhouette m'avait frappé. Et si c'était Ange Porteux, m'étais-je dit? Voilà des années que je passe mes vacances à Saint-Guénolé, 29760 Penmarch, et que j'entends parler d'Ange Porteux, que ce soit dans les campings peuplés de pêcheurs enthousiastes ou dans les petits groupes de gars du pays que je fréquente, qui se réunissent au sec dans les rochers, cannes aux pieds, loin du littoral dangereux, après avoir un temps lancé leur mitraillette armée de caoutchouc couleur tabac, rouge ou blanc, ou de mouches brillantes pour évoquer, loin de cette côte dangereuse pleine de pièges, dans ces lieux fascinants qu'ils ne se lassent pas d'observer, des souvenirs de pêche mille fois racontés.

A.Porteux par A.Thomarel
Ange Porteux modifie le moulinet Daïwa de l'auteur.

Ange Porteux

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Voilà des années que je parle de lui aux copains de Saint-Guénolé commune de 29760 Penmarch, les Laurent, les Roger, les Jean-Pierre, les Marie-Louis et autres Louis qui viennent des quatre coins de France avec leur Marie-françoise, leur Nicole ou Marie-Carmen, compagnes attentives et jamais lassées pour pêcher ici en Août ; tous inconditionnels et passionnés de cette Bretagne finistérienne née d’un effondrement tellurique propice aux turbulence atmosphériques et marines qui déforment et brouillent les images, font de cette côte un désordre qui nous saoule, nous font entrevoir les jours de brouillard des formes violentes et mobiles, des lignes irrégulières et douloureuses se rétrécissant ou s’agrandissant, pour que ce chaos fasse semblant de se modifier à l’infini, pour qu’on perde tout espoir de le comprendre.

Je me suis arrêté.

De loin je regardais cet homme qui, campé fièrement sur ses jambes, lançait inlassablement son leurre face à la démesure de cet univers, dans cette île Conq (derrière le port de Saint-Guénolé 29760 Penmarch, que surveille de loin, en face, le phare d’Eckmühl de Saint-Pierre commune de 29760 Penmarch) que j’aime tant, où les rochers ne dorment jamais, qu’ils geignent comme des voix d’outre-tombe dans le vent sous l’affront de la mer si souvent déchaînée, ou qu’ils murmurent leurs états d’âme dans le silence si troublant des marées basses.

Peut-être pensent-ils à tout ce qu’ils ont connu et vu depuis des millénaires ; (peut-être pensent-ils à la rage des hommes à vouloir tout détruire. Les responsables locaux n’ont-ils pas fait sauter sans vergogne quelques rochers qui bordaient l’île aux Lapins (pour agrandir la passe du port de Saint-Guénolé 29760 Penmarch), vestiges écologiques de l’univers primitif, pour de sereines raisons économiques.

L’homme lançait inlassablement son leurre dans le vent et le fracas des vagues, mettant en pratique cette axiome — l’action est le levain de l’espoir, de la réussite — image vivante des sportives vertus halieutiques : ténacité, courage, volonté, organisation, sens de l’observation et questionnement inlassable. La pose assurée, mais sans rigidité, souple, soulignait la virtuosité du lancer. Dans son élégante attitude de défi face au large, il était certain que ce pêcheur avait plus qu’une intuitive connaissance de la pêche et des poisons pour le guider, mais avait, plus que tout autre, élaboré une puissante réflexion sur son art, opéré une énergique construction de soi que dévoilait chacun de ses gestes.

« L’homme c’est le style », disait Buffon,

Il vint vers moi et fut le premier à dire bonjour, alors que dans mon esprit, il n’y avait plus aucun doute sur son identité. Je ne savais quelle attitude adoptée. Je reconnaissais maintenant cette silhouette et ce visage rendus célèbres par différents journaux halieutiques et par le livre « Des poissons grands comme ça », préfacé par M. Henri Guillois, PDG de la Société Ragot.

Deux yeux bleus perçants dardant sur vous un regard amusé, inquisiteur, mais sans dureté ni sévérité ni mépris, qui d’emblée vous enveloppe et regarde au-delà de vous, cherchant votre dimension, désireux de vous situer d’entre les hommes, avide de savoir si vous êtes animé par la même passion que lui, si vous brûlez du même feu que lui, ou si vous n’êtes qu’un passant des grèves que sa pêche ne déborde pas plus que de raison, un gentil mais pâle pêcheur toujours prompt à dire que le poisson n’est pas là mais qu’il faut bien passer le temps ; car, très vite on comprend que lui n’est pas là pour tuer le temps.

 Ange Porteux
On examine avec attention un big big distribué par la société Ragot.

 Photo Ange Porteux

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Mais pour le vivre avec intensité dans cette nature d’une puissance et d’une beauté sans égal qui plonge tout spectateur sensible dans un état second, qui, lors des grandes marées, en met certains dans une sorte de transe ; pour le vivre, dis-je, dans cette presqu’île qui lui est un lieu de bonheur et d’exaltation lui offrant d’immenses joies quand il y vient pour pêcher au lancer, et que, d’emblée, il voudrait vous faire partager. Son regard inquisiteur dans un visage sans rides qu’aucun masque privatif ne déforme pour épater la galerie, est sur vous ou épie le ressac toujours dangereux de la mer.

Tout de suite on comprend qu’Ange Porteux ne cultive ni l’ambiguïté ni la duplicité mais la franchise, le franc parlé. Celui qui s’est affirmé au fil des ans comme un maître de LA PECHE DU BAR AUX LEURRES, qui est devenu une star en quelque sorte du petit monde halieutique, qui est déjà presque une légende de LA PECHE DU BAR AU LANCER, n’a ni gestes ni allures condescendants. Fort d’un talent reconnu, il ne joue aucun rôle, n’entre dans aucun jeu de séduction, surtout pas celui d’une vedette du cirque médiatique. Sa voix est sonnante, assurée. Les mots tombent juste. Avec lui, aucun plaidoyer sémantique à la Roland Barthes à craindre pour populariser LA PECHE AU LANCER DU BAR mais un langage clair, net et précis qui vous renvoie au réel à travers son expérience personnelle et sa structure mentale verrouillée. Aucune prétention, aucun maniérisme. Un homme vivant, passionné, prenant, ne revendiquant aucune supériorité mais réfutant toute mélancolie ou peur panique du vide des retraités, qui tente de vous communiquer sa force, de susciter en vous son énergie positive.

De l’autre côté du port, derrière le haut mur gris qui protège le port de Saint-Guénolé des tempêtes, nous étions là sur cette île Conq faite de blocs rocheux, d’éboulis, de brèches dangereuses, troublants reliefs émergés des fonds marins, dans ce désordre intemporel, sans inquiétude du flot qui montait lentement parce que le vent était tombé ; nous étions là dans ce morceau d’univers violent et ardent où la plupart du temps souffle un vent glacial et furieux qui pousse la mer au crime, les hommes à se dépasser dans leur dur travail en mer, les bigoudens à le défier, à leur manière, avec leurs hautes coiffes verticales en forme de tube en dentelles ; nous étions là, Ange Porteux et moi et, celui que tous les gars du pays qualifient de mauvais caractère, de Monsieur à ne pas aller chatouiller sur son rocher quand il pêche avec de lénifiants « alors ça mord ? » mille fois ânonnés dans la journée, de pêcheur en pêcheur, Ange Porteux était venu à moi, me parlait pêche au lancer du bar, longuement et en toute simplicité, m’ouvrait son sac, me faisait voir son moulinet Daïwa, sa canne, ses raglous Ragot, m’expliquait ses montages, comment accrocher le buldo pour éviter tout emmêlement et bouclages, M’INVITAIT A VENIR VISITER SON ATELIER A 14 HEURES, et maintenant me faisait une démonstration de son leurre fétiche, son poisson à hélices fabriqué de ses propres mains.

« Voilà comment il faut faire », disait-il…

Il recule de quelques pas : retour aux gestes essentiels, aux mouvements épurés, bref coup d’œil derrière lui pour voir s’il n’accrochera pas, le lancer est parfait, le fil tel un trait pur biffe le bleu frémissant couleurs pastels du paysage qui évoque des tableaux de Yves Lange ou de Eric Floch, talentueux artistes peintres locaux, suit le poisson de bois, puis il ramène sèchement faisant gicler le leurre sur l’eau. Les hélices tournent, l’eau bouillonne de mille bulles d’air.

L’imitation de la godaille en folie est saisissante. La canne est une merveille d’équilibre. C’est lui qui en a étudié et mis au point l’action. Elle est d’ailleurs signée Ange Porteux. Le moulinet sur lequel il a travaillé aussi tourne impeccablement. Son seul regret c’est que le fabricant n’ait pas installé le ramassage au doigt, seul système valable à ses yeux. Il a horreur de l’anse de panier, source d’ennui. Quel plaisir de freiner soi-même le fil pour que le raglou ou le big big se dépose là-bas en souplesse. « Les fabricants sont têtus, enfermés dans leurs certitudes. Ils ne veulent pas écouter les pêcheurs. Il faut les forcer pour que ça bouge. »

Alors, il fabrique lui-même ses pick-up avec des galets Mitchell : les meilleurs. Le moulinet est un Daïwa. « Ils m’ont écouté, eux ! La bobine est conique permettant de meilleurs lancers, et il n’est pas lourd. » Son poisson de bois est de sa fabrication personnelle. « Mais maintenant Ragot en commercialise. Ils sont impeccables : les big big ou big gum sont aussi bons que les miens. Il ne faut pas qu’ils tournent dans l’eau, seules les hélices doivent tourner en sens contraire. C’est très difficile à fabriquer. Voilà des années que j’essaye d’imposer ce poisson.

« Oh ! Il m’écoute bien M. Guillois. »

Photo A.Porteux par A.Thomarel
Nicole, la femme de l'auteur, en grande admiration devant Ange Porteux.

 Photo Ange Porteux

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Tout en parlant il manœuvre sa canne avec élégance et efficacité, Tous ses gestes sont mesurés, calmes, réfléchis, sobres, emplis d’une précision de professionnel, marqués par une réflexion constante qui ont abouti à cette perfection. Cet extraordinaire souci de perfectionnisme que je vais ressentir tout au long de cette rencontre et qui se retrouve dans tous les aspects de sa passion : la traque du bar. La canne, le moulinet, les leurres, tout le matériel que sans relâche il a fait évoluer par son entêtement à convaincre fabricants comme utilisateurs, par son formidable besoin de faire progresser les choses et les hommes.

« Mme Guillois m’a servi d’interprète une fois au Sapel. » Et il me raconte une histoire drôle par la manière dont il la raconte. « Un jour au Sapel, je rencontre un anglais fabricant de canne. Je n’y comprenais rien à son charabia. Je vais chercher Mme Guillois sur son stand… Dites donc Mme Guillois, vous qui parlez anglais, dites-lui que sa canne est trop courte à celui-là. Mais il n’a rien voulu savoir et il est reparti chez lui sans rien vouloir modifier. Tant pis pour lui. »

Et nous rions.

« Fabriquer le pick-up m’a pas été chose facile non plus. Je l’avais fait trop court et de ce fait le fil ne s’enroulait pas comme il fallait. Puis je l’ai fait trop long. Un centième de millimètre de plus ou de moins et c’est mauvais. C’est qu’il faut respecter l’enroulement. J’en ai bavé mais maintenant j’ai maîtrisé. »

Passionné de beau matériel performant qui va lui permettre de donner le meilleur de lui-même , d’exprimer la quintessence et l’intensité de son art, la virtuosité de son génie de traqueurs de bar — là ne s’arrête pas cette passion, car ce matériel il va encore le recréer en quelque sorte comme pour donner plus de sens, plus de contenu à sa passion, par des modifications toutes personnelles : anse de panier supprimé par le ramassage au doigt, modification du manche de sa canne jugé trop long et gênant, façonnage de ses propres poissons de bois, modification des raglous qu’il aime tant par l’adjonction d’un spid maison comme il dit, à l’aide d’une rondelle de plomb et de corde à piano.

Je l’écoute et suis émerveillé par tant de perfectionnisme, d’amélioration, de soins du détail poussés aussi loin. Je suis émerveillé par l’exigence de celui qui veut aller aussi loin barrer son esquif par la beauté des gestes, la réflexion et la complémentarité du matériel. L’élection totale de la passion. La quête éternelle de l’homme fasciné par la recherche de la perfection comme un champion des temps modernes, un recordman qui peut s’enorgueillir d’une carrière incomparable qui frappe les esprits, un homme dans sa lutte éternelle face à ce qu’il entrevoit, ne saisit pas, mais qu’il veut inconsciemment appréhender par la quintessence du geste, le perfectionnisme.

Tenez, par exemple, son nœud d’attache du leurre est fini de telle manière que le fil venant du moulinet ne puisse s’accrocher dans la queue du nœud, c’est-à-dire que la queue du nœud est tournée vers le bas et non vers le haut. Qui y aurait pensé ?

Puis il me jette un regard perçant : « Vous permettez que j’essaye votre canne ? »

« Bien sûr », fais-je, gêné par la rusticité de mon matériel. Je cherche un trou de crabes où me glisser quand il se met à lancer avec mon lourd et désuet braquet de 3,70 mètres en trois brins. « Oh ! la ! la ! voilà 10 ans que je n’utilise plus ces engins », plaisante-t-il en me jetant un coup d’oeil . Mais nulle supériorité dans son attitude, nulle grimace méprisante. Un ascète attentif à l’expérience explore une tentative de relation. Ce grand pêcheur culte rare et pointilleux, se révèle affable, curieux et disponible, sans prétentions, renverse son image de bourru et me passe en revue au cours d’une conversation impromptue dans les rochers.

Mais qui donc est-il ?

Porteux par A.Thomarel
Ange Porteux met les points sur les i...

 Ange Porteux

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Un champion de compétition gourmand de l’instant présent sans tourments ni peur métaphysique améliorant sans cesse le matériel pour uniquement le vertige jubilatoire de la perfection ? Un homme en lutte perpétuelle avec lui-même avec des peurs à contrer ou tout simplement un homme en harmonie avec le monde qui nous environne ? Un homme possédé par l’esprit du démon pêche que le grand Tout interpelle chaque jour, inquiète, affole, traque dans sa solitude jusqu’au tréfonds de ses angoisses pour le forcer à spiritualiser sa solitude et sa rage de vivre, entre gouffres et assomptions, tremblements et bonheur, devenu compétiteur structuré mais ascète attentif à ses voix intérieures, nomade forcené des côtes rocheuses où l’ont conduit sa traque du bar et ses recherches sur le matériel qui lui permettent de transcender sa sorte de pudeur, sa solitude, et de découvrir de lui des territoires ignorés.

Mais Ange Porteux, pêcheur solitaire mais pas esseulé, a pris assez de distance par rapport aux hommes pour ne rien laisser transparaître de son cadastre intime, de ses étapes psychologiques, de ses interrogations, de ses inquiétudes et de ses émotions… et même, tout simplement, de son excitation devant le beau poisson argenté qu’il sortira tout à l’heure de l’eau, enroulera silencieusement dans un linge mouillé puis enfouira dans son sac.

Car chose étrange, cet amateur de petits matins dans les rochers, ce pêcheur insatiable qui est peut-être devenu bar lui-même tant il livre depuis si longtemps un si long combat au bar (comme celui qui livre un si long combat au dragon devient dragon lui-même (Nietzsche.) ne parle pas du bar.

Peut-être cela tient-il au poisson lui-même, à la transparence de ses mœurs, à son comportement franc et pas aussi lunatique qu’on le dit un peu trop facilement et trop rapidement comme pour s’excuser de ne pas partir à sa recherche, au méthodisme que l’on peut appliquer dans sa traque.

Tant il est vrai que les questions que l’on est amené à se poser à son sujet entraînent des réponses claires.

Lieux de passage, rochers d’affût, refuges protégés par de dangereuses déferlantes, criques riches en animalcules de toutes sortes où il viendra vagabonder, reliefs sous-marins tourmentés et tapissés d’algues, leurres efficaces… si bien présentés parce que ce carnassier est perpétuellement affamé et a peu de temps pour examiner sa proie. Discrétion dans les mouvements surtout par temps calme lorsqu’il vient marauder si près du bord, que chacun de nos gestes l’effrayent et le poussent au large tant il est craintif, précision et maîtrise dans le lancer qui est la meilleure technique ce qui implique une concentration permanente, un matériel performant. En un mot des lieux de pêche difficile d’accès, des conditions physiques éprouvantes où le caractère de l’homme va devoir s’affirmer : constance, force, ténacité comme Ange Porteux nous en donne l’exemple, où l’homme ne doit pas baisser les bras face à ses faiblesses, à son propre caractère lunatique.

Mais le bar est-il aussi fou, mystérieux, lunatique et fantasque que le sandre au comportement si atypique qu’il vous oblige à le traquer au travers de la plus difficile des techniques de pêche sportive : le mort manié pour mieux vous halluciner par ses touches éclairs qui vous surprennent et vous rendent fou vous aussi, vous déroutent, vous obligent à une lecture douloureuse de votre mort sur lequel des traces de dents caractéristiques vous ricanent votre incompétence, vous remplissent de désespoir, se moquent de votre distraction et vous pousseraient à casser votre canne de rage. Rarement affamé le sandre. Dans son univers silencieux, sombre mais transparent à ses yeux, funambule tragique, le sandre solitaire joue avec votre mort dérisoire auquel, peut-être, une plombée trop bruyante et trop lourde donne l’aspect d’un pantin désarticulé qu’il repousse du nez prestement ou sans hâte, ou qu’il prend dans son énorme gueule avec tellement de délicatesse pour vous le souffler si vite que vous n’avez rien ressenti. Rassurez vous mes frères malheureux qui n’en finissez pas de parler de lui dans vos têtes perturbées sur le chemin du retour, le sac de pêche si souvent vide, les plus grands ferreurs en restent eux aussi bien souvent pantois ; et si les journalistes n’en finissent pas d’écrire de magnifiques articles sur les mille et une manière de manier votre petit poissonnet mort, c’est qu’eux aussi ont bien des difficultés à le pêcher.

Photo A.Porteux par A.Thomarel
On admire une belle canne SERT récemment acquise
qu'Ange Porteux testera demain dans les rochers de Saint-Génolé.

Ange Porteux

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On note moins d’agitation sous les casquettes dans les rochers et au fil des plumes journalistiques avec le bar. Si le bar est parfois réticent, s’il lui arrive de prendre du bout des lèvres ou de suivre sans mordre le leurre, parce qu’il n’a pas faim, cela arrive, sa saisie est rarement sans suite, plutôt sauvage même. On ne qualifie pas le bar de « franc » pour rien, à mon avis.

Qui est-il donc ?

Boulimique de pêche enfermé dans son combat où aventurier au sens moderne du terme qui ne sait que pêcher et souffrir, qui, du grondement de la mer a nourri son corps sec et vigoureux, dont la vie est un défi aux éléments marins, car il a choisi la pêche d’amateur du bord de mer dans cette région finistérienne où la mer est si souvent convulsive, sombre et violente. IL a choisi la pêche la plus difficile qui soit, la traque sportive exclusive du bar, de ce bar maraudeur, apeuré et téméraire, beau fuseau d’acier aux yeux de velours, toujours affamé et si craintif, qui apparaît, disparaît… comme partout et nulle part.

Navigant entre présent et postérité possible au gré des marées, du flot déchaîné et aussi de ses impulsions et de ses colères, de ses émerveillements et de son avidité à vibrer, Ange Porteux parcourt son territoire qui englobe le littoral de Penmarch à Douarnenez, de Brest au cap Fréhel, lançant sans relâche raglous ou poissons à hélices, précis, efficace, sans jamais se départir de sa pugnacité, de sa volonté, de sa ténacité, ni de l’intérêt qu’il porte aux autres. Ses colères ne sont pas gratuites. Maintenant je le sais… mais celles d’un bon pêcheur qu’on ne doit pas déranger mal à propos.

Il connaît parfaitement son territoire de pêche dont il me parlera admirablement bien chez lui tout à l’heure, et s’en écarte peu. Il court ses cailloux, ses failles, ses accores, ses déclivité, ses rochers aux laminaires folles et glissantes, ses chenaux menaçants et profonds, ses grottes à ciel ouvert, se penche au-dessus du trou du Diable, oui, le trou du diable avec ses touristes du siècle dernier arrachés aux rochers, et qui hurlent à la mort dans le grondement du flot montant ou descendant leur histoire de malheureux vivants engloutis par la mer, morts de légende enchaînés aux marées qu’une simple croix de fer déposée sur la pierre surplombant le gouffre, toute corrodée par la mer, demande aux promeneurs de ne pas oublier dans notre époque de présent à tous crins.

Alors, quelle crainte, quelle solitude, quelle inquiétude, quel vertige, quels rêves, quelle folie, quelle quête secrète exalte ce pêcheur de haut vol face à la vision fulgurante, d’entre la mer déchaînée, de ce chaos tellurique aux équations mystérieuses dans lequel il entre un sacré qu’il a peut-être entrevu mais dont il ne veut pas parler ? Que recherche-t-il donc au travers de cette traque incessante et exclusive de ce beau poisson à la robe étincelante, qui a oblitéré sa vie.

Qu’a-t-il trouvé tout seul sur les rochers quand la mer est serrée, que le vent le glace, lui siffle aux oreilles aux risques de les lui arracher, et, que, planté sur les cailloux — il dit caillou comme les marins et non rocher comme nous les terriens — il lance sans découragement son leurre pendant de si longues heures. A-t-il vu un jour au fond de l’abîme bleuté, les bars si inquiets et si haletants que, les confondant avec de fugaces éclairs d’espoir, cette traque soit sa manière à lui de célébrer la vie.

Mais dans le fragile soleil de cette matinée d’août, face au souffle purificateur de la mer qui grondait à mi-voix sa plainte angoissée, rien ne transparaissait sur son visage. Aucune ride d’anxiété ni d’inquiétude, aucun sillon d’angoisse. Il se refusait par pudeur de donner une image intime de soi.

Peut-on savoir qui est Ange Porteux ?

 Ange Porteux
Où l'ont voit la série de Rapala de ce grand pêcheur de bar.

 Ange Porteux

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Peut-on savoir qui est Ange Porteux ?

Sa pêche est une histoire d’amour, vieux de la vieille qui a bourlingué sur tous les rochers dans la rafale du vent, essayé toutes les techniques et tous les leurres, tous les montages, des plus simples aux plus sophistiqués. Les choses sont maintenant claires dans son esprit comme est propre et bien rangé son atelier où nous sommes maintenant. Nul fouillis ; tous les outils ont une place bien précise. L’ordre règne. Il y manque, peut-être, un peu de son âme, mais encore une fois, c’est parce qu’il l’a mise de côté par pudeur, parce qu’il n’aime pas que les étrangers qui viennent le visiter le perçoivent intimement et qu’un breton ne se livre pas ainsi du premier coup, pour la première fois, peut-être jamais.

Il nous fait tout voir.

Il nous ouvre son armoire et ses tiroirs, nous montre comment il tord la corde à piano, comment il leste ses fins raglous longilignes et frétillants, bleus, rouges (le rouge attire beaucoup le bar selon lui et surtout par mer grosse) ou translucides, ou pailletés or et argent, avec en tête des rondelles d’olivettes de 2gr, 3gr, 4gr et 7gr décentrées pour que le raglou nage bien droit.

D’élégants rapalas aux flancs argentés, bleutés, nacrés, au dos rouge, bleu, noir ou fluo qu’il est chargé de tester sont rangés dans des boîtes et envoient quand il les ouvrent des éclats comme des poissonnets vivants. Ailleurs, des Red Gill bien alignés attendent leur tour d’être lancés en même temps que d’autres vieux leurres tombés en désuétude mais qui ont eu leurs heures de gloire. Puis, voilà le nouveau buldo fait d’une matière souple, incassable, de 30gr mis au point par la société Ragot, et qui va bientôt être lancé sur le marché. Le bulrag rebondit comme une balle de tennis et en profite pour se sauver derrière une porte. Heureusement nous arrivons à nous quatre à le coincer. Sur une étagère, encore des moulinets qu’il est chargé d’essayer, de tester, de modifier si besoin était, pour différentes marques, car on vient le voir de partout. Les agents des grandes sociétés s’arrêtent à 29760 Saint-Pierre, sollicitent maintenant ses idées, même si elles ne les appliquent pas toujours. Et là sur la table, son nouveau leurre l’Angel, un petit raglou agrémenté d’une palette tournante chargée de battre le rappel dans les eaux et de faire sortir des cohortes de bars agressifs de leurs failles mystérieuses.

Mais voilà le tour et les outils avec lesquels il fabrique son fameux poisson à hélices qu’il décorera et paillettera ensuite lui-même avec soin, taillé non pas dans le buis qui est trop lourd, mais dans du houx qu’il va ramasser l’hiver sur les bords du Blavet, du Scorff, de l’Aulne ou de l’Ellé dans le Morbihan, le Finistère, ou les Côtes du Nord quand il va pêcher le saumon et qu’il n’y a rien à faire sur la côte parce que le temps est trop froid.

Suspendues à un clou, de petites hélices métalliques dessinées et découpées de ses mains attendent d’être montées. Un jour elles tourneront si follement dans l’eau, la faisant bouillonner et lançant de tels éclairs qu’elles forceront les bars à attaquer le poissonnet de bois, tandis que les goélands aux ailes argentées, les grisards au bec noir, ou la mouette qui rase les vagues, plongeront tels des fous dessus.

 Ange Porteux
La pêche du bar au lancer.
Ange Porteux et André Thomarel.


Ange Porteux
Loïc Thomarel.
Photographe du jour.

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Maintenant, après des années de pêche, ses trois leurres de prédilection sont :

— le poisson à hélices, bien sûr;
— les différents raglous de 6, 8, 12cm qu’il utilise séparés du buldo ou d’un plomb par un long bas de ligne, le plus long possible, 3 mètres au moins pour que le plomb descende plus vite;
— la petite Angel, avec son émerillon devant, il y tient, sinon le fil vrille, mise au point par M. Guillois.


« Venez donc me voir à la rentrée au Sapel. Vous me trouverez sur le stand Ragot. M. Guillois lancera après le salon un livre que mon ami Philippe Bernard a écrit sur moi. » Il nous fait voir le livre, un peu étonné de voir sa propre image sur la couverture, comme s’il tenait dans sa main le spectre de la gloire qui s’est profilée dans sa vie, mais avec pudeur, protégé par sa simplicité. »

« Et l’ondulante ? » j’interroge.

Pendant ce temps mon fils Loïc prend des photos souvenir après qu’il nous eut accordé la permission.

« Pas adaptée à la région. Je l’ai utilisée lorsque j’ai commencé à pêcher, mais j’en ai tellement laissé au fond des eaux que je l’ai vite abandonnée. »

Des cannes en carbone sont alignées au fond de l’atelier. Je les soupèse amoureusement. 3,70 mètres ou 3,90 mètres. Il utilise tantôt l’une tantôt l’autre. La poignée de la 3,90 mètres était un peu longue, alors il l’a raccourcie lui-même. « Je la voudrais en 3 brins pour des raisons de transport », dis-je. « Il faudrait savoir ce que l’on veut, blague-t-il. Trouvez-vous en une télescopique, dans ce cas-là. » J’en remarque une très longue, toute prête à être utilisée avec son moulinet installé. Le corps de ligne tendu au travers des anneaux se termine par un plomb plat hexagonal de 60gr coulissant. L’avançon de 50cm est frappé d’un hameçon droit.

« Vous vous en servez ? »

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« Vous vous en servez ? »

Il pose sur moi son regard perçant de breton habitué à scruter les colères de la mer, les éclaircies, les turbulences, les vagues retournées, l’écume du ressac. Je le regarde et me demande pourquoi ce malouin a choisi le pays bigouden comme lieu de retraite… Probablement parce qu’il est un homme de lutte et de courage, de fierté et d’orgueil et que dans ce pays où les femmes avec leur coiffe ont voulu crier au vent leur défi, il savait qu’ici il pourrait pleinement exprimer sa force, son caractère, sa fierté, son goût de l’aventure et son besoin de fascination et d’émerveillement.

Sous sa peau sèche et tendue, à peine ridée, bat sa longue existence d’homme debout, d’homme vivant qui n’a pas décidé de mettre fin à ses cinquante années de combat et de sensation, qui n’a pas décidé de cesser de se mesurer, de se confronter dans l’immensité du littoral déchiqueté — non pas aux autres, bien sûr — mais à lui-même, à sa propre exigence, à son propre besoin de pureté, à son ivresse d’évolution. Toute sa vie il a voulu faire évoluer le matériel, les techniques en cherchant, en trouvant, en forçant les fabricants à ses idées. Dans la violence du littoral, sa pêche s'apparente à une quête d'absolu de tous les instants.

Compétiteur forcené, aventurier, sportif passionné, grand pêcheur créatif, solitaire recherché, écouté, qu’importe ! Sur ses talons sont-là d’autres Porteux fantomatiques qui le surveillent et le harcèlent, l’observent et le forcent encore et encore à s’améliorer, à se dépasser afin que sa mémoire et son expérience qu’élaboreront certains en un savoir transmissible restent et prennent la valeur d’un souvenir collectif.

Les heures, les jours, les mois, les années ont passé et il continue sur les grèves comme dans son atelier à tout améliorer pour mieux surprendre les bars dans la vague.

Quand ses amis, de tous horizons maintenant, viennent le voir, il n’ouvre aucun océan de souvenirs vains ou de nostalgie où il aurait béquillé son immense expérience, figé sa vie comme un commandeur pétrifié. Non ! Il parle inlassablement de ce qu’il faut faire, de tout ce qui reste à découvrir, à mettre au point, à inventer. Inlassablement il leur conte sa traque du bar au lancer.

«  Cette canne est toute prête pour pêcher à fond », répond-il. « Quand le bar ne veut rien savoir. Pourquoi pas ? Dans les bordures, dans les plats sur la grève. Un coulissant et une belle gravette, ou une crevette bien présentée sur l’hameçon… et on attend. Ca donne certains jours, vous savez ! Mais je ne me décide pas à l’utiliser. Cette canne, toute montée est là, c’est tout. Mais peut-être qu’un jour le faudra-t-il. C’est que j’ai 75 ans maintenant. Peut-être qu’un jour je ne pourrai plus être autant actif et que lancer me sera difficile. »

Photo A.Porteux
Deux grisards endiablés : G. et L. Thomarel

Ange Porteux

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Et il rit. Cela pourrait-il arriver ? Allez savoir. On sent qu’il n’a pas approfondi le sujet. On sent que cela ne le passionne pas. Ca l’amuse seulement d’y songer. C’est une simple éventualité qui peut arriver, et il faudra bien trouver une technique adaptée à ce moment-là. Ces yeux pétillent. Nulle crainte. Nulle angoisse. Cette canne est là et attend. Il n’est pas un esprit tourmenté par la peur des années qui passent. La vie pour lui, c’est maintenant, c’est aujourd’hui. Il balaie d’un regard ironique cette canne parce que pour lui, comme pour d’autres, la vraie pêche c’est la pêche sportive — et il en sera toujours ainsi — avec ces kilomètres à parcourir, ces laborieuses mais exaltantes recherches, cette course sans fin… vers une sombre désespérance quand rien ne vient couronner notre action et que nous rentrons morts de fatigue ou une folle extase quand notre ligne se tend comme si toute notre vie était suspendue à cette sensation d’un instant, à cette émotion fulgurante.

« Et, il y a t-il une Mme Porteux ? » fais-je pour le forcer à me révéler un aspect un peu plus sentimental de sa personnalité, ou pour le pousser à parler de lui, comme tout à l’heure lorsqu’il évoquait quelques souvenirs de Saint-Malo, nous parlant de son père qui avait choisi pour lui son métier, parce que c’était ainsi en ce temps-là.

« Mais oui, il y a une compagne », répond-il en riant.

Et il ne va pas plus loin.

Avec lui ne vous attendez à aucune confidence intime, mais à des choses vues, vécues.

« Le vent a tourné », dit-il en regardant par la fenêtre le drapeau qui flotte au-dessus du petit port de pêche. La musique de 29760 Saint-Pierre nous parvenait, ainsi que de très loin la corne de brume lancinante et triste.

Et déjà il sait où il ira demain, parce que, en fin de compte, la passion de la pêche est une obsession violente que le sujet doit soigner par une présence continue au bord de l’eau. C’est la seule thérapie efficace connue à ce jour pour contrer ce tsunami permanent de l’esprit.

« Comme je suis natif de Saint-Malo, j’ai beaucoup pêché dans les Côtes du Nord », dit-il en me donnant sans réticences, parce que le lui demandais, de bons coins de pêche dans cette région, que je m’empressais de noter sur mon carnet. Mais maintenant il écume plus souvent la baie de Douarnenez, Crozon, le Goulet de Brest, Audierne et, bien sûr, 29760 Penmarch et ses environs, en négligeant La Torche, trop fréquentée.

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Tout est noté dans sa tête. Sa mémoire des noms et des lieux de pêche est prodigieuse. Il a aussi des carnets de résultat qu’il tient comme un performant directeur des ventes — dont il me demande de ne pas parler — où s’alignent mois après mois, les années se succédant aux années, les totaux de ses prises. C’est ainsi qu’en les feuilletant, il peut me préconiser Avril, Mai, Octobre et Novembre comme de bons mois à bars. Août pas très bon, mais certaines années furent malgré tout acceptables.

Il était intéressant de savoir s’il pêchait en bateau. « J’ai un copain qui a un bateau et des fois je vais avec lui, mais je ne pêche pour ainsi dire que du bord. Par contre, il y a des endroits où il faut impérativement un bateau, comme dans le Golfe du Morbihan. »

« Pourtant dans le journal La pêche et les poissons, on vous voit pêcher dans le Golfe à pied, et l’article tendait à trouver qu’on pouvait pêcher du bord ? »

« C’était mon ami Guillois qui m’avait emmené avec lui sur son bateau pêcher là-bas. Il m’avait débarqué sur une île et Victor Borlandelli prit des photos. Mais il faut un bateau sinon on ne peut rien faire de bon. »

Il y a des hommes qui ayant abdiqué tout défi sombrent dans la lassitude et l’ennui s’excluant d’eux-mêmes d’un univers d’émotion et de sensations où tout peut arriver perdant ainsi leur vie en perdant leur passion, pauvres âmes tristes sans mémoire qui n’ont plus que le temps qui passe pour tout centre d’intérêt, tandis que d’autres, comme Ange Porteux, jamais lassés, refusant toute déstabilisation du temps, toute déconcentration, labourent sans répit leur vie de leur passion démesurée, nous donnant par là une leçon de caractère. « Ils ont ça dans le sang », disent d’eux les autres en les regardant partir canne sur l’épaule, et en se détournant agacés.

Les yeux de ces hommes passionnés brillent presque tout le temps. Les yeux pétillants d’Ange Porteux lorsqu’il nous parlait scrutaient tour à tour nos visages.

Qui étions nous ? De simples curieux ou des gens passionnés, émerveillés comme lui, têtus à pêcher sur l’avancée visqueuse accessible seulement par marée basse après une longue marche pénible dans le pêle-mêle des rochers massifs que l’on doit savoir vivement quitter pour éviter le débordement des vagues qui pourraient déferler et exploser à nos pieds dans une écume blanche quand l’écho de l’orage commence à se faire entendre ; ou des gens avides comme lui à observer du haut des promontoires isolés — léchés par les laminaires dangereuses qui s’agitent diaboliquement comme pour essayer de nous entraîner dans leur milieu tumultueux — les brisants riches en bars, les vagues bouillonnantes, les îlots gonflés de lames hostiles.

Photo A.Porteux par Loic Thomarel
Un bon coin de pêche à Pors-Carn.

 Photo Ange Porteux

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Cet homme qui nous parle n’est ni las ni usé. C’est un amoureux de la vie. Tour à tour ironique ou blagueur, grave ou rieur, il sait que pour un traqueur de bar le défi est encore plus difficile à tenir, tant cette pêche exige de capacités physiques et intellectuelles, de constance dans l’effort, de détermination. Elle doit lui devenir une seconde nature. En attendant, on ne s’ennuie pas avec lui. Il ne cesse de parler de sa passion et sa joie de vivre est communicative. On rit souvent.

Soudain, parce que entre des colonnes impressionnantes de prises, je m’étais égaré à le questionner sur le lieu, ce joli poisson côtier, l’homme aux centaines de bars qui a maintenant derrière lui une légende, éclata : « Si on veut prendre du bar on ne doit s’occuper que du bar. Rien d’autre. Pas de dispersion. Si vous vous dispersez vous êtes foutus. Il faut y penser sans cesse et ne faire que ça. Votre passion doit être exclusive. Laissez aux autre chinchards, lieus et maquereaux. »

Sans le faire exprès, je l’avais forcé à trouver le ton. « Quand vous lancez, lancer sans relâche. Ne perdez pas de temps à discutailler. Ce n’est pas que j’aie mauvais caractère, mais moi je n’aime pas qu’on vienne m’ennuyer avec des conversations sans intérêt quand je suis en action de pêche. Je n’aime pas qu’on vienne me demander si ça mord dans ces moments-là. Ni venir se tenir sur le même caillou que moi, comme par hasard. Lorsque j’arrive, ils ne pêchent pas. Ils bavardent. Dès que j’arrive, c’est sur le rocher où je suis qu’ils viennent pour lancer, là où je lance. Alors, je ne leur envoie pas dire. »

Il dit tout cela sans outrance, et même avec beaucoup d’affection pour ses compères des grèves, le regard sans méchanceté, mais tout de même avec dans les traits un rien de férocité qu’il avait du mal à dissimuler.

Parce qu’il sait être féroce et tout le monde le sait dans le pays. Je l’ai d’ailleurs appris à mes dépens quelques jours plus tard dans la grande rue de 29760 Saint-Guénolé, lorsque le saluant de loin d’un signe de tête, il crut que j’allais le déranger et me gratifia d’un bref et sec : « Je n’ai pas le temps ! »

Et il éclata de rire.

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Certes, sûrement amusé de revivre en cet instant certaines scènes cocasses à La Torche ou ailleurs, où il dût lancer quelques répliques foudroyantes et peu amènes à des gars trop collants, le tout empaqueté dans un regard bleu d’impitoyable dureté, ce qui n’améliora pas les relations ; mais en même temps — le rire exprimant des sentiments divers — agacé et même attristé de ne pas toujours être compris par les gars du pays, de son pays, qu’il rencontre si souvent dans les rochers et qu’il ne demande qu’à aider.

Car sans nul doute, et je le pense parce que je parcours la pointe de Penmarch, dominé par le phare d’Eckmühl qui veille toute la côte éclatée d’écueils et surmontée d’impressionnants promontoires aux aspects de cathédrale, (qui contrarient tant la mer par leurs allures divines, qu’elle les assomme de sa violence pour façonner l’imaginaire des hommes et effrayer en vain les Diables de la mer, la crique de Saint-Pierre, les faibles profondeurs de Kérity, la pointe de Men Meur, le Ster, le Guilvinec, la baie d’Audièrne, Pors Carn et la Torche, l’Ile Conq et Krugen la défigurée, Penhors et son chapelet de rochers, Lesconil…

Oui, sans nul doute le personnage n’est pas toujours compris. Un tantinet méconnu de ses voisins. Le génial grognard des grèves qu’on respecte et admire de loin pour sa combativité et son audace, symbole de volonté et de courage à la dimension nationale maintenant, et qui depuis si longtemps fait progresser l’art de la pêche au lancer, les irrite un peu me semble-t-il, les intrigue, les inquiète.

Est-ce sa ténacité couronnée de si grandes réussites que la rumeur confirme, mais dont il ne se vante pas préférant la discrétion qui sied aux grands pêcheurs ; est-ce son caractère qui lui fait une réputation de mauvais caractère — pas obligatoirement fausse, d’ailleurs — ; sont-ce ses vagabondages incessants le long des côtes qui font qu’on ne sait jamais où il est exactement ; est-ce sa renommée qui s’est installée dans le monde de la pêche sans qu’il n’ait rien fait pour cela ?

Photo A.Porteux par Loic Thomarel
Ange Porteux perfectionne son invention.

 Photo Ange Porteux

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Peut-être ne comprennent-ils pas bien cette ténacité à lancer son leurre dans ses lieux de dispersion du bar et dans des conditions de sécurité aléatoires, quand il est si facile d’amasser à la côte des sicav obligataires à taux fixe pour père de famille tranquille : maquereaux, chinchards et autres gadidés et labres de toutes espèces, tandis que lui s’acharne à faire monter à la côte la plus belle blue chip : le bar. Le bar tant convoité, désiré de tout le monde qui vous consacre pêcheur de classe et vous fait entrer dans une caste où peu d’élus circulent. Se sentent-ils secrètement diminués, amoindris parce qu’ils n’ont jamais eu, eux, ou perdu ce souffle du dedans. Un panier bien rempli de jolis poissons bleutés et scintillants vous fait crier de satisfaction, un bar jaillissant des eaux vous rempli de sobre joie. Quel pincement d’envie éprouvent-ils à l’évocation de ce nom ?

Car ici, nul point de passages célèbres et répertoriés comme pour le lieu et le chinchard qui ont leurs rochers bien connus où tout le monde galope joyeux lorsque la marée les découvre, car ce sera la fête (pour les pêcheurs pas pour les lieux) ; nulle cuvette à bar où l’on peut lancer les pieds bien au sec d’un plateau facilement accessible ; nulle faille rocheuse bien située comme pour la vieille cavée, d’où l’on peut ramener fièrement et sans trop de peine certains jours, quelques belles mémères à la robe colorée de vert sombre, de rouge et d’or ; nul chemin de douanier qu’on pourrait arpenter tranquille, la canne sur l’épaule en devisant avec un copain.

Il incarne peut-être trop pour eux le mystère de la passion dans l’intolérable incertitude du hasard et de la chance. Cette passion qu’ils ont aussi mais qu’ils ne poussent pas dans ses limites, de peur qu’elle ne les dévore.

Cet homme résolu et décidé avec sa hargne et sa force qui les attire, les laisse K.-O. quand ils s’approchent trop près de lui et qu’ils le gêne pour lancer son leurre, ou que balourds, ils viennent poser la sempiternelle question : « Alors ça mord ? Ils sont là ? »

L’homme continue de lancer, audacieux, hargneux ou imperturbable… Une chance ! Alors ils s’en vont leur mitraillette sur l’épaule, certes satisfaits de leurs paniers bien remplis de jolis poissons aux reflets argentés, mais peut-être au fond d’eux, désespérés de ne pas pouvoir brandir dans le ciel rougeoyant (ou trop peu souvent) un beau bar étincelant.

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Peut-être ressentent-ils Porteux comme la classe supérieure, l’aristocrate du lancer, alors qu’eux sont les besogneux de la mitraillette, les abonnés du chinchard, de surcroît méprisé pour sa chair.

Oui, Porteux , s’interrogent-ils sans toujours bien le comprendre. Porteux le mauvais caractère, Porteux le volontaire, Porteux le passionné qu’ont vient de partout et de loin visiter. Personnalité passionnante et éclatante du petit monde de la pêche, qui tient d’une main ferme la bride à son destin exceptionnel, passant en toute simplicité de l’anonymat à la gloire médiatique pour achever sa vie ici, dans ce monde sauvage et poétique du Finistère qui brasse tant d’êtres complexes et fragiles.

Porteux le mystérieux qui, peut-être comme beaucoup d’entre-eux, lorsqu’ils sont méditatifs et silencieux face à la mer, rêve lui aussi d’un pouvoir surnaturel qui lui permettrait de prendre bars sur bars.

Qui sait ?

Mais il est sûr que maintenant, ce vieux jeune homme de 75 ans qui ne quitte pas des yeux ni du cœur l’océan, a sa place dans le miroir de leur réalité, de notre réalité, car il nous magnifie notre passion, nous réconcilie avec nous-mêmes, nous éclabousse de sa joie de vivre, de sa simplicité, de sa vision optimiste du monde car, en quelque sorte, il sait que ses idées aboutiront, ses montages s’imposeront, ses conseils lèveront des pêcheurs sportifs tenaces et dignes et respectueux du beau poisson.

« Revenez me voir », nous fait-il sur le pas de sa porte, chaleureux, sincère, après m’avoir offert un de ses poissons à hélices en souvenir. « Je suis content d’avoir passé ce moment avec vous. Ma porte est toujours ouverte. »

Saint-Pierre,
9 août 1989.


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"Connaissance de la pêche"



"Connaissance de la pêche" N° 141/juin 1990


Photo Ange Porteux


Vendredi 15 Août 2007
Dans l'après-midi


Ange Porteux et André Thomarel ne se sont jamais perdus de vue depuis leur première rencontre. Ce jour-là, sous les regards de Nicole Thomarel la femme de l'auteur, ils continuent leur conversation dans l'atelier de Saint-Pierre.

A 93 ans, Ange Porteux est toujours par monts et par vaux en Bretagne sud à la traque du fascinant poisson culte. Ces montages n'ont guère changé, si ce n'est qu'il utilise en hiver pour lancer plus loin, au lieu du bulrag, la bombette qui pénètre bien le vent. Big Big, Raglou comme toujours ou le Picol'eau de chez DELALANDE terminent son montage. Courte canne, scion bas, il anime avec nervosité le Picol'eau. "Faut le voir zigzaguer, s'exclame-t-il en riant aux éclats. Un vrai caniche quand on sait y faire !

En été, quand les eaux font plus de 17°, il lance des poissons nageurs de surface, exclusivement de surface. Il affectionne et me recommande tout particulèrement le Misscarno ou le Super Spook de chez EXCALIBUR.

Quand l'obsédante traque lui laisse des loisirs, il continue de façonner avec art ses redoutables poissons nageurs en bois dont il m'offre deux exemplaires qui ne s'envoleront jamais dans les airs, ces deux-là, tant ils me deviennent tout de suite précieux.

Toujours bouillonnant d'idées, il fait part de ses inventions, réglages et mises au point aux dirigeants de la société DELALANDE 37510 Ballan-Mire, maintenant. C'est lui qui a conçu cette fameuse monture le Picol'eau aux effets surprenants grâce à sa tête nageuse en forme de plombée sur laquelle une bavette métallique a été greffée.

Il me précise que la Société Ragot, reprise par VMC Pêche, s'en va en Alsace ce qui m'attriste pour ses employés et la région. Mais bonne chance à VMC pêche ! Il voit de temps en temps Monsieur Guillois qui navigue entre la Bretagne et le Mexique et avec qui, lorsqu'il passe à Saint-Pierre, il a de bonnes conversations.

L'année 2007 est exceptionnellement mauvaise en prises alors il rentre dans les terres pêcher en eaux douces souvent accompagné de sa charmante compagne, pêcheuse dans l'âme, qui nous avait ouvert la porte de la maison, et dont je tiens à remercier ici le chalereux accueil.

Alors je lui lance en partant : Espérons que 2008, 2009, 2010, 2011 et jusqu'à la nuit des temps, seront meilleurs pour tous les hommes et pour tous les pêcheurs, mon cher monsieur Porteux. Et à l'année prochaine à Saint-Pierre !

 Photo Ange Porteux et André Thomarel
Août 2007
Ange Porteux et André Thomarel
La conversation se poursuit à Saint-Pierre.




QUELQUES BELLES PRISES
D'ANDRE THOMAREL
EN
ILE-DE-FRANCE

1


Photo A.Thomarel

La pêche du brochet au lancer.

 Photo A.Thomarel

2


Photo A.Thomarel

Un brochet de 1 mètre au lancer (0,26) sur tandem 2 cuillers N°0.

Photo A.Thomarel

3


Photo A.Thomarel

Nicole la femme de l'auteur se demande à quelle sauce elle cuisinera ces belles perches.

 Photo Andre Thomarel

4


 André Thomarel/Auteur

Phase1 : Gaëlle Thomarel, en grand péril de devoir nettoyer ce beau sandre de 3kg pris au mort manié, fait la tête.
Phase2 : Rassurée, la fille de l'auteur sourit de toutes ses dents gourmandes.

 Photo Andre Thomarel

5


Thomarel/Auteur

Tout joyeux, Loïc Thomarel, exhibe ce sandre de 3,5 Kg pris au mort manié par son père.

 Photo Andre Thomarel

6


 A.Thomarel/Auteur

Ce brochet de 7 Kg pris au mort manié a fini sa course au beurre blanc.

 Photo André Thomarel